Pleine conscience

Du temps qui passe

Au fil du temps qui passe, nous pouvons être frappés par l’inéluctabilité de l’égrenage de notre vie. Cette prise de conscience rend plus présent le besoin récurrent de donner du sens, incitant à se questionner: “Qu’ai-je fait de ma vie, que suis-je en train de faire, quel sera mon futur”.

Qu’ai-je fait de ma vie?

A 30 ans ou 80 ans, au fil des expériences, le poids de notre histoire se modifie. Les perspectives changent à l’heure où l’on n’a jamais vécu aussi longtemps dans nos sociétés, et où le “ vieillir” reste à réinventer. La population vieillissante croissante est devenue une cible commerciale de premier choix. Nos conditions de vie se sont considérablement améliorées. Il en résulte à la fois des effets psychosociaux bénéfiques et d’autres plus discutables, comme cette pression sociale forte pour rester “sur le pont” et ne pas “faire son âge”. Il est devenu normal de s’efforcer de ralentir son vieillissement, d’en retarder les effets visibles en ayant souvent recours à diverses approches régénératives (peau, cheveux, yeux, articulations, circulation sanguine,  alimentation et micronutrition, agilité cognitive et physique, etc.). L’idéal serait de traverser sa vie sans trop vieillir, en soignant son physique, cultivant sa vie affective et sexuelle, entreprenant des voyages et activités sociales et créatives. C’est aussi ainsi que les aspirations, les explorations, les sollicitations, les apprentissages, les rencontres et le hasard emplissent nos moments de vie et incitent à communiquer et à faire toujours plus. Bien des grands-parents et aînés “à la page” surmontent l’épreuve technologique des téléphones et autres appareils connectés, ce qui décuple de manière exponentielle leurs possibilités d’actions et d’interaction. Le vertige du “faire et avoir toujours plus” est là, faisant écho à la pensée prémonitoire du biologiste Jean Rostand[1]: “C’est un immense problème que de savoir si l’homme pourra, indéfiniment, s’adapter à ce qu’il s’ajoute”.

Que suis-je en train de faire?

Notre vie s’égrène d’instant en instant, souvent happés sur la vague de “ce qu’il faut faire et avoir…” vite. Forte est la tendance de remplir les moindre temps et espace vides, même si ce n’est pas en accord avec nos aspirations et valeurs morales, perdant de vue les possibles, quitte à se laisser  oppresser par ce sentiment d’être kidnappés de notre vie. Que suis-je en train de faire? La frénésie et l’habitude du “faire” peut l’emporter sur “l’être”. Pourtant, quoique nous fassions est une occasion pour cultiver notre être.

Quand vient la période de vie du temps “libre”, comment ce temps est-il vécu? En ce 21eme siècle, outre la « retraite » de la vie professionnelle, une large diversité de situations est possible: par exemple, les marginaux et les exclus déjà habitués, voire résignés ou les chômeurs seniors qui essayent de « faire avec » la perte de connections aux autres, ou encore les personnes gravement malades. Chaque situation permet d’expérimenter différemment les aspérités liées à l’épreuve du temps libre.  Chez les retraités par exemple, il y a l’expérience des grands-parents, c’est à dire cette période où les aînés  transmettent et échangent à d’autres générations. Il y a aussi les explorateurs de vie qui prolongent d’anciennes ou font émerger de nouvelles passions et curiosités. Il y a ceux appelés à veiller sur leurs proches, exerçant des responsabilités parfois jusqu’à l’épuisement physique et mental. Ainsi, la vie quotidienne est inventée ou subie au fil des imprévus, de la curiosité ou de la force des habitudes, de la santé et ses aléas. Chacun égrène sa vie, parfois forcé par les circonstances, éventuellement enfermé dans ses règles de vie personnelles, parfois guidé par la sagesse de ses expériences et de sa conscience. Ainsi chemine-t-on tout au long de sa vie, oscillant entre adaptation, résistance et résignation.

Quel sera mon futur?

Grain d’instant après grain d’instant, le corps vieillit depuis la surface de la peau jusqu’aux profondeurs de nos os, la mémoire refaçonne notre histoire au fil des expériences, des oublis, des vides, des contacts physiques et des relations affectives qui se nouent et se dénouent. L’univers change inéluctablement, en nous et autour de nous, du lâcher-prise à la perte de contrôle. Lorsque vient le moment du dernier grain à passer dans le goulot fin du sablier, c’est la fin de cette séquence de temps. Le sablier peut alors être retourné. Une autre séquence commence.

Il n’est pas facile d’observer ces temps de vie qui passent, grain après grain. L’entrainement à la pleine conscience permet de regarder cela, avec une attitude ouverte, calme et tranquille.

[1] Jean Rostand, (Carnet d’un biologiste, p.11, Stock, 1959).

Chaque grain dans le sablier passe par l’espace central à la même vitesse que tous les autres grains, pas plus vite, ni moins vite que les autres. De même, chaque instant de notre vie passe l’un après l’autre inexorablement.

Pourtant, l’instant mesuré physiquement n’est souvent pas l’instant vécu émotionnellement. Sans en être vraiment conscient, nous vivons le temps de manière plus élastique où les bons moments passent très vite tandis que les moins bons moments semblent s’éterniser. Nous faisons tous les jours ces expériences du temps suspendu entre deux grains d’instants, comme ces espaces vides émergeant entre chaque grain de sable dans le goulot du sablier.

Lorsque je marche en pleine conscience, chaque fois que mon pied se soulève et reste suspendu au-dessus du sol, je traverse un moment d’entre-deux. Mon pied va-t-il se poser là ou là? Vais-je allonger le pas, changer de direction, m’arrêter? Tout est là, tout est possible à chaque occasion de pas, à chaque entre-deux.

Dans nos vies, nous ne voyons souvent pas tout ce possible dans l’entre-deux. Happés et emportés dans nos attentes, nous suspendons nos vies en oubliant que le temps continue de s’égrener et que ces « moments d’entre-deux » sont fabriqués dans notre esprit. Nous nous focalisons sur certains moments que nous jugeons plus importants que d’autres. Ainsi, traversons-nous d’innombrables périodes de vie « entre-deux », pendant lesquelles nous nous interdisons d’agir dans l’attente d’une réponse, d’une rencontre, d’un rendez-vous, d’une réparation, d’un paiement, d’une date ou d’un changement. Lorsque nous nous suspendons dans ces temps subjectifs de l’entre-deux, le champ de notre conscience se rétrécit comme le goulot fin du sablier. Presque plus rien d’autre ne semble exister. Tout devient fade et morne.

Quand le moment tant attendu arrive, il ne se déploie souvent pas comme imaginé car la vie a continué de se dérouler tout autour de nous, les choses ne sont pas restées statiques dans l’attente du passage de ce nouvel entre-deux.

A être continuellement suspendus dans ces entre-deux, déconnectés du moment présent qui passe juste maintenant, notre vie peut ressembler à un éternel goulot de passage, suspendant et focalisant notre vie sur l’avènement d’un moment particulier. C’est un paradoxe que nous nous suspendons volontairement dans ces moments de vide, ce vide que nous craignons tant.

Se dépêcher pour ne pas se mettre en retard, gagner du temps, “allez, vite, dépêchez-vous”, courir après son train, regarder, respiration suspendue, sa montre, cent fois par jour… Allez hop, l’agenda, un agenda épais emplis de papiers volants s’il est en papier, un agenda difficile d’accès s’il est numérique car empli de mille tâches, irréalisables en vingt-quatre heures sans sommeil, plein de rendez-vous multiples et simultanés. D’ailleurs, il n’est presque plus possible de s’inviter spontanément les uns chez les autres avant des mois de planification.

Paradoxalement dans la journée, chacun peut traverser des heures infinies: bloqués dans les embouteillages ou devant un ordinateur qui patine, des heures à répondre à des ordres et contrordres dans divers formulaires incompréhensibles, des suspensions avec restructurations et nouvelles formations, des heures d’ennui terrible à perdre son âme où on se dépêche de « tuer » ce temps, des heures vécues sous la bannière d’une idée, ou d’un groupe ou d’une institution, des heures à « gagner » sa vie, des heures au service d’autres qui tutoient tout un chacun sous la menace d’un système qui doit croître à tous prix. On fait désormais la queue devant des machines de plus en plus sophistiquées pour payer ses courses, son transport ou son spectacle, développant d’inattendus talents de patience et de communication « monologique » pour obtenir de chaque nouvel automate la prestation souhaitée… et tant pis pour la disparition des caissières.

Pour beaucoup, le temps du repas de midi a souvent disparu, laissant place un jour à la barre de « prot-« [1], engloutie en trois bouchées, un autre jour au gobelet de liquide hyper protéiné aromatisé à la poudre de perlimpinpin, le troisième jour au pain mou bio coulant de graisse et aromatisé à de merveilleux produits, le quatrième jour à rien ou à une pomme golden immaculée bien calibrée, et le cinquième jour peut-être une fantaisie de petit restau asiatique dont les frigos sont emplis de plats industriels. Grâce au « temps gagné », on peut vite conduire en téléphonant, avant de se parquer devant son supermarché pour un plein de plats préparés, ou devant son fitness pour une heure intense afin de perdre vite du poids et se muscler rapidement. Nombre de jeunes retraités ne sont pas en reste: ils n’ont plus « une minute à eux »… jusqu’à ce qu’ils tombent malades. A la maison, chacun s’affaire pour presque tout et c’est à peine si on a le temps de se dire bonjour ou bonsoir, sauf par onomatopées devant le grand Œil noir plasmatique.

Heureusement, la femme de ménage assure la maintenance. Le soir, les restaurants et les barquettes de plats préparés alimentent nombre de ces adultes éreintés en recherche de bonheur. Certains se branchent au grand Œil noir, abandonnés sur leurs canapés, d’autres se retrouvent entre eux et en attendant leurs repas. Entre deux verres, ils pianotent, chacun les yeux rivés sur leurs téléphones ou leurs tablettes. Ils pianotent nonchalamment acharnés, dans leurs vêtements magnifiques, parcourant la Toile entre deux tweets et applications iPhone, afin de trouver l’unique meilleure offre pour les prochaines vacances. “C’est cool” se disent-ils. D’autres sursautent, cherchent, essaient de se faire du bien, et s’inscrivent à des activités, environnés par le bruit cacophonique des ondes invisibles.

Heureusement, certains traversant ces journées effrénées, voient le sablier qui égrène son contenu, inexorablement, un grain après l’autre. Quand tous les grains se sont écoulés, c’est la fin du temps du sablier. On ne peut pas en rajouter. On ne peut pas en enlever. Quand l’heure du coucher arrive, c’est la fin de la journée. Certains rajoutent encore des heures, soit pour faire encore, soit pour s’anesthésier un peu plus devant le grand Œil plat qui délivre son paquet d’images et de sons, lessivant tout soupçon d’autoréflexion, à moins d’avoir trouvé à une heure du matin un programme plus intéressant. On finira par s’endormir avec un cachet peut-être. Qu’aurons-nous fait de notre journée qui soit utile, juste et bienfaisant?

[1] Barre protéinée

Quand tous les grains du sablier se sont écoulés, c’est la fin. On ne peut pas en rajouter. On ne peut pas en enlever.

Si on oublie cette perspective, on peut croire que le temps s’étire à l’infini et que la liberté individuelle consiste à en faire encore plus, au gré des envies. Dans une journée, on s’active, on en rajoute, on multiplie les activités simultanées, on se noie dans un monceau d’obligations, on fait durer la journée qui est terminée, on laisse sa vie être dirigée par mille illusions de performances et mille craintes comme ne pas atteindre ses objectifs (perdre son travail, déplaire à un proche, ne pas être assez à la « hauteur », de ne pas être conforme au statut/à l’idéal intériorisé, etc). « L’hyper-productivité » est le modèle social de la compétence par excellence. Il faut toujours bouger, être mis en mouvement par quelqu’un ou quelque chose (y compris les meilleurs causes), se mettre dans le bruit, éviter le silence. On pourrait même avoir tendance à se croire indispensable quelque part. Pris au piège de cette aliénation, on se rassure éventuellement en posant un hypothétique « plus tard, je ferai autrement ».

A y regarder de plus près, chaque jour, tout au long de notre vie, nous répétons l’expérience de vivre la fin de quelque chose: une journée, une activité, une relation, une croyance, un rêve, un oiseau qui chante, un coucher de soleil, un baiser, un souffle. Grain après grain, la fin de quelque chose s’approche, et nous ne voulons pas croire que cela soit fini déjà…

Préciosité de l’instant bien commencé.

Au fil du temps qui passe, il arrive que certains moments de vie émergent comme une suspension. Les repères habituels du temps disséqué se dissolvent. Plus rien ni personne ne nous demande. C’est un peu comme si nous nous faisions oublier de la turbulence du monde. Nous arrivons en zone calme et nous voilà libres, entièrement libres d’habiter ce moment. Selon nos histoires, ce rien peut se traduire par la peur du vide, l’ennui du « je ne sais pas quoi faire », la réjouissance du « ah, enfin je m’ennuie », l’accueil d’une vacuité pour se laisser être inspiré.

Quand le chant du merle m’éveille à l’aube, du fond de mon lit, je n’ai plus d’âge. C’est le ravissement saisissant de l’immersion dans ces quelques notes joyeuses et paisibles. Moment de grâce suspendu, qui se renouvelle chaque fois que la vie me permet de dormir proche d’arbres accueillant le merle éternel.

« Quand je me dépêche, je me stresse » me disait une participante. Et vous? Pouvez-vous dépêcher sans vous stresser?

Dans le sablier, chaque grain chemine, grain après grain.

Invitation à se déployer complètement dans cet instant, à permettre à toute l’épaisseur de son corps, aux profondeurs de son cœur et son esprit d’être vraiment là, dans cet immense espace éternel.

« Le présent est la seule chose qui n’ait pas de fin » ( Erwin Schrödinger).

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